Récemment proclamé docteur honoris causa de l'Université Catholique de Louvain, l'économiste anglais Tim Jackson fait beaucoup parler de lui en ce moment. Et c'est une bonne chose! En mars dernier déjà, j'avais animé la conférence, organisée en collaboration avec Etopia, pendant laquelle il nous avait présenté sa vision de prospérité sans croissance. Soucieux de continuer à alimenter le débat sur les questions fondamentales - et les réponses audacieuses - que pose Tim Jackson, Etopia lui consacre le dernier numéro de sa revue.
"Autour de Tim Jackson. Inventer une prospérité sans croissance" est un mélange inédit de contributions issues du monde politique, académique et de la société civile, toutes orientations confondues. Les auteurs se positionnent sur les thèses de Tim Jackson en y apportant des mises en perspective critiques. Vous découvrirez entre autres des réflexions sur les questions de travail, les relations Nord-Sud, le rôle de l'économie sociale, l'articulation avec la critique du capitalisme, la place de l'Etat dans la transformation, etc. L'article que j'ai rédigé (reproduit ci-dessous) présente plus particulièrement les avancées et obstacles au changement de paradigme préconisé par Tim Jackson dans les institutions européennes.
Tous les articles de cette revue Etopia sont accessibles gratuitement à cette adresse: http://etopia.be/spip.php?rubrique412
Le thème de la prospérité sans croissance a gagné en importance au cours des dernières années, surtout dans le monde francophone, et encore plus cette année en Belgique. En tant qu’écologiste élu au Parlement Européen, la question m’est souvent posée de savoir si et comment le débat avance au niveau européen. Quelles sont les opportunités, les résistances? Comment se situent les écologistes dans le débat? Après un an de mandat, un premier bilan s’impose. b[ Des avancées timides mais réelles]b
Si elle n’a pas encore entraîné une révolution intellectuelle et politique, la crise systémique ouverte en 2008 a néanmoins permis d’entamer l’hégémonie de la pensée unique. Primat des marchés – en particulier financiers – sur l’Etat et de la compétitivité, religion du court-terme et bien sûr culte de la croissance du PIB, voilà autant de certitudes qui ont perdu de leur lustre. Au niveau européen, le débat qui a sans doute le plus évolué et a gagné de la reconnaissance récemment est celui des indicateurs alternatifs au PIB, une démarche labellisée «le PIB et au delà» .
Il y a encore à peine quelques années, évoquer des indicateurs alternatifs au PIB était réservé aux académiques hétérodoxes et autres ONG altermondialistes. Le rapport Stiglitz , commandité par Nicolas Sarkozy – lequel s’est hâté de n’en rien faire - n’y est pas pour rien. La Commission européenne a commencé à travailler publiquement sur le sujet en 2007. En partenariat avec le Parlement européen, le Club de Rome, l’OCDE et la WWF, elle a organisé une conférence «Au delà du PIB» avec pour objectif de «clarifier quels sont les indices les plus appropriés pour mesurer le progrès, et comment ils peuvent être le mieux intégrés au sein de processus de décision et captés par le débat public» . Il y a été reconnu que le PIB n’est pas l’outil de mesure approprié du bien-être et que de nouveaux indicateurs - en particulier sociaux et environnementaux - sont nécessaires pour inclure d’autres dimensions du progrès. Ce projet a donné naissance à une communication de la Commission intitulée “Le PIB et au-delà : mesurer le progrès dans un monde en mutation” . Il met en avant une feuille de route pour l’UE comprenant 5 actions-clés pour développer de nouveaux indicateurs :
• Compléter le PIB par des indicateurs environnementaux et sociaux • Information en quasi-temps réel pour la prise de décision • Meilleure prise en compte de la distribution de revenu et des inégalités • Développer un tableau d’affichage européen du développement durable; • Etendre les comptes nationaux aux problématiques environnementales et sociales.
Le Comité Economique et Social européen et le Comité des Régions ont déjà réagi à cette communication. Le Parlement européen est également en train de formuler un avis sur la question ; on y reviendra.
S’il est un acteur qu’on sous-estime totalement en ce domaine, c’est bien Eurostat, l’office européen de statistiques. Sous la direction de F. Radermacher, Eurostat travaille d’ores et déjà sur la feuille de route de la Commission et a déjà entrepris des initiatives pour récolter des données plus nombreuses, de meilleure qualité et plus diversifiées et mettre au point de nouveaux indicateurs . Il est certain que de nombreux progrès ont été réalisés sur les statistiques environnementales et sociales; il y a en tout cas une volonté de mesurer plus de choses et mieux. Eurostat travaille activement sur la production et l’amélioration de nombreuses statistiques environnementales, sociales et de bien-être. On peut citer par exemple la modification de l’indicateur de pauvreté ou l’établissement des comptes environnementaux, satellites des comptes nationaux traditionnels et permettant d’évaluer concrètement de nombreux liens entre économie et environnement (impact des politiques, répartition de la pollution par secteur, etc.). Sur ce terrain, Eurostat est un allié incontestable: loin de se cantonner à un rôle technique, l’agence fait preuve à la fois de vision et d’initiative. Vision très ambitieuse, surtout sur les questions environnementales qui sont pensées au delà d’une approche classique, prenant notamment en compte la nécessité d’un découplage absolu (pas seulement relatif) entre notre développement et la consommation de ressources. Initiative, car Eurostat n’attend pas passivement l’impulsion de la Commission pour préparer l’appareil théorique et statistique qui permettra la mise en oeuvre d’une nouvelle batterie d’indicateurs. Dans le cadre du travail législatif européen, on constate aussi l’émergence de sujets jusque là assez marginaux : efficacité énergétique, efficacité en ressources. Sur des sujets plus classiques, comme les fonds structurels, les Verts peuvent porter l’idée que le PIB ne peut plus être le seul indicateur pour leur affectation, sans se faire aussitôt marginaliser.
Un clin d’oeil amusant et encourageant : les contre-attaques de plus en plus vives de la pensée unique, indice que les idées de prospérité sans croissance prennent de l’ampleur et de la crédibilité et donc commencent à inquiéter. En témoigne par exemple la publication récente du Centre for European Studies, assortie d’un conférence de haut niveau dans le cercle européen : « GDP and its Enemies: the Questionable Search for a Happiness Index » . L’argument principal qui y est mis en avant est la subjectivité de toute mesure alternative et le fait qu’avec elles on touche à la sacro-sainte impartialité de l’Etat, et à la liberté de choix des individus sur la réalisation d’une vie bonne. Comme si le PIB était neutre et scientifique, et sa poursuite infinie n’était pas un choix de société à faire...
b[Un système toujours dominé par la pensée unique]b
Face à ces avancées non négligeables, on le voit, la pensée unique garde néanmoins une force de frappe considérable. La Banque Centrale Européenne, dont le rôle s’est considérablement accru depuis le début de la crise, en est le temple ; la Commission, le bras armé. Au sein de cette dernière, les réflexions visant à dépasser le PIB sont cantonnées aux directions générales « soft », comme la DG environnement ou la DG climat ; leurs collègues réputées plus sérieuses, comme les DG marché intérieur, entreprises et industrie et surtout économique et financière s’en tiennent aux schémas traditionnels. Qu’on en juge sur la stratégie EU 2020, programme socio-économique pour les dix années à venir adoptée courant 2010 : si elle doit à présent être « inclusive, intelligente et durable », il s’agit toujours bien d’assurer la croissance du PIB. Ce n’est pas parce que le principe d’indicateurs alternatifs est de plus en plus accepté, que les objectifs changent. En outre, il est frappant de constater que EU 2020 n’a pas été intégrée explicitement avec la Stratégie pour le Développement Durable de l’Union, comme s’il s’agissait de domaines d’action distincts. Alors qu’on y parle de notre modèle économique et social à 10 ans, aucune mention n’est faite des enjeux liés à la réorganisation de l’agriculture, la biodiversité, ou encore les rapports Nord-Sud. De manière générale, la transformation écologique de notre modèle de développement économique et industriel n’est ni pensée comme un objectif stratégique ni a fortiori intégrée de manière systématique au niveau européen. Ainsi, si d’un côté, on se fixe des objectifs en termes d’énergies renouvelables, de réduction des émissions de CO², dans le même temps, on prolonge pour huit ans les subsides aux mines de charbon et on consacre au très hasardeux réacteur expérimental de fusion thermonucléaire ITER un septième du budget de recherche et développement de l’UE.
Après la crise - comme osent le dire certains banquiers et hauts fonctionnaires - ce qui est prioritaire est de relancer la machine sans remettre en question ni son fonctionnement ni sa finalité. On pourrait interpréter ce choix comme l’illustration de la force de certains lobbies ; il me semble surtout être révélateur d’une classe de décideurs prisonniers d’un mode de pensée d’une nature quasi-religieuse, tant ils semblent insensibles aux démentis que la réalité apporté quotidiennement à la justesse de leurs vues.
Au Parlement Européen (PE), cet attachement quasi-religieux à la croissance est aussi encore très présent. Exemple révélateur: au moment de trouver un texte de compromis sur le texte de « le PIB et au delà » dans la commission affaires industrielles au PE, nous avons tenté, au minimum de remplacer le terme « croissance » par le terme « développement », dans un compromis déjà pas à 100% vert . La substitution a été refusée par toutes les autres familles politiques, témoignant ainsi de leur attachement viscéral au modèle productiviste. L’absurdité de l’attachement aveugle à la croissance du PIB, est encore mieux illustrée par les amendements d’un député conservateur allemand (Pieper), lequel a proposé un amendement disant en substance et contre toute évidence que « Le PIB est le seul indicateur qui peut combiner des critères environnementaux, sociaux, économiques et de transport permettant de mesurer la prospérité à tous les niveaux de l’UE ; craint que si l’accent est mis sur d’autres indicateurs, cela résultera en des décisions arbitraires et aléatoires ainsi qu’en une bureaucratie excessive ». Cet article, combinant contre-vérités, incohérences et procès d’intentions a été adopté en commission à une très large majorité ; il reste à voir si nous pourrons inverser cette majorité en plénière.
b[Créer des alliances]b
Face à ce tableau relativement sombre, on peut néanmoins se réjouir de voir émerger aujourd’hui de tous côtés - dans le monde syndical comme au sein du patronat, parmi les formations politiques conservatrice, libérale et socialiste - des acteurs conscients de la nécessité d’un changement de paradigme de développement. C’est particulièrement visible au sein de la Confédération Européenne des Syndicats, qui intègre de plus en plus à sa réflexion les notions de dépassement du PIB, de justice environnementale etc Certes, ces acteurs ne sont pas toujours majoritaires dans leurs camps respectifs; pour reprendre l’exemple syndical, la réflexion faite au niveau européen n’est pas systématiquement adoptée au niveau national ou par les secteurs, comme en témoigne le slogan de leur manifestation la plus récente à Bruxelles, « de la croissance pour l’emploi » . D’où la nécessité pour nous de tisser des liens entre ces acteurs, pour les mettre en réseau au travers des lignes de clivage traditionnelles.
De ce point de vue, le Parlement Européen représente un cadre particulièrement favorable : l’absence de clivage majorité>
Ceci étant, le Parlement Européen souffre aussi d’un double handicap. Le premier est paradoxalement son manque de visibilité : alors même que ses travaux sont publics et diffusés en permanence sur le Net, la classe médiatique y consacre en général très peu d’espace, ce qui rend possible pour les plus réactionnaires de prendre des positions difficilement défendables à l’abri des regards ; la pression publique ne s’exerce donc que trop peu. Le second est qu’il souffre d’une sorte de complexe d’infériorité par rapport au Conseil (les gouvernements des Etats-Membres) et à la Commission, ce qui l’amène bien souvent à être le premier à céder en cas de conflit. Produit des premières décennies de son fonctionnement, où il était une institution tenue à l’écart du processus de décision politique, le Parlement doit encore pleinement habiter son nouveau rôle de co-législateur.
b[Conclusion: Etre acteurs de la transformation]b
Alors, verre à moitié vide ou à moitié plein? Si les partisans résolus d’un changement de civilisation sont encore minoritaires dans le débat européen, il est clair que le sentiment diffus que notre système de développement, basé sur la religion de la croissance du PIB, nous mène dans une voie sans issue, se répand largement au sein de la société. Pour nous donner une chance de gagner la bataille des idées, base indispensable à un changement durable de politique, nous, écologistes, devons être capables de relever au moins trois défis :
• (Ré)investir pleinement le projet de transformation radicale de notre modèle de développement : au fil de leur évolution, les Verts n’ont pas toujours été exempts du reproche d’une certaine normalisation, se voyant parfois plus comme vecteurs d’une amélioration du système plutôt que comme acteurs de sa transformation. Au moment historique ou sous les coups de boutoir de ses contradictions et de ses limites, il craque de partout, renoncer à notre ambition transformatrice serait une erreur fatale. Au contraire, il nous faut pleinement assumer notre projet, en osant affirmer que c’est précisément au nom du réalisme que nous proposons un changement radical.
• Approfondir l’élaboration des solutions : reconnaissons-le, personne n’a sur plan ou sur étagère, la formule magique qui décrit la société durable et juste du 21ème siècle. N’ayons pas peur de le dire car contrairement à ce qu’il affirme, le camp de la conservation ne défend pas un système qui marche. Nous pouvons au contraire revendiquer que, peut-être mieux que d’autres, nous comprenons les défis posés aux sociétés humaines en ce début de 21ème siècle et avons l’ambition de proposer des débuts de solution pour engager la transformation. Qu’il s’agisse d’indicateurs alternatifs, de fiscalité, de dispositifs d’incitation…,nous avons des embryons de solutions qu’il est indispensable de multiplier, de développer, d’approfondir en alliance avec les acteurs de changement partout dans la société. De cela dépend la crédibilité de l’alternative politique ; sans des solutions crédibles, il sera toujours plus facile de faire confiance à ceux qui sont perçus comme les plus « sérieux » sur le plan économique, comme en témoigne le succès indécent des forces de droite, au milieu de la pire crise du système qu’ils ont toujours porté !
• Faire le pari de l’ouverture : si les acteurs de changement (et parallèlement, les forces les plus conservatrices) se retrouvent dans tous les secteurs de la société, les Verts doivent se rendre capables de tisser des liens au-delà de leurs partenaires historiques. Cela signifie sortir du confort d’avoir raison « entre-soi », s’ouvrir à des formes d’expression et d’action plus diverses, et, partant, à une diversité interne plus forte. C’est ainsi que nous pourrons être les catalyseurs de la mobilisation des majorités de transformation. Si nous voulons que l’Europe se place à la pointe de la transformation, se donne les moyens d’assurer les conditions d’une existence digne pour ses habitants et de signifier quelque chose sur la planète au 21ème siècle, c’est dans les cinq à dix ans qui viennent que cela se joue. C’est aussi dans cette période que les écologistes jouent leur avenir. Nous avons un rôle historique à jouer comme acteurs de la transformation ; sachons en être à la hauteur.
Philippe Lamberts