Si le Grand-Duché refusait auparavant la transparence parce qu’il avait des choses à dissimuler, il a décidé aujourd’hui... de ne plus s’en cacher. Vous me suivez ? :)
Grâce aux mesures de transparence fiscale adoptées par le Luxembourg ces dernières années, l’enquête OpenLux a en effet révélé combien ce pays continue à être une destination privilégiée pour les individus et les entreprises désireux de dissimuler leurs avoirs au fisc.
Il est donc temps de passer à la vitesse supérieure : en faisant de la transparence un véritable levier pour la justice fiscale.
Pour le comprendre, il faut s’attarder un instant sur les registres de transparence, dits UBO, pour « Ultimate Beneficial Owner ». Il s’agit des registres que les États membres de l’Union européenne doivent mettre en place, suite à la législation européenne en matière de prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme, afin d’identifier les bénéficiaires effectifs des organisations financières (banques, bureaux de change, assureurs…), des sociétés, des a(i)sbl, des fondations, etc. En d’autres termes, l’objectif est de savoir qui, derrière les éventuels montages financiers et autres propriétaires officiels, contrôle réellement les revenus et les actifs de ces sociétés.
La mise en place d’un tel registre au Luxembourg en 2019 a permis, grâce à un travail journalistique remarquable (j’y reviendrai), de révéler ces informations d’intérêt public. Ce registre UBO aura aussi entraîné des réajustements, amenant sans doute des sociétés fictives à disparaître : en l’espace d’un an, le nombre de sociétés supprimées au Grand-Duché a en effet littéralement explosé, passant de 7 000 à près de 25 000. À tel point que, pour la première fois dans l’histoire du pays, les registres ont vu plus de compagnies supprimées que créées.
Ces deux aspects seuls soulignent l’utilité de la transparence fiscale et de l’accès public aux données en matière de lutte contre l’évasion fiscale.
Mais il faut aussi constater que le chemin est encore long. Il existe aujourd’hui 55 000 sociétés « offshore » au Luxembourg gérant des actifs d’une valeur d’au moins 6 trillions (6 milliards de milliards) d’euros. Il s’agit pour la plupart de ce que l’on appelle des « sociétés écrans », c’est-à-dire des sociétés fictives, créées dans le but de dissimuler des transactions financières d’une ou de plusieurs autres sociétés. Un pourcentage élevé de ces sociétés écrans (20% d’entre elles) n’a d’ailleurs déclaré aucune activité ces dernières années.
Ces sociétés écrans ne sont pas seulement créées par de riches particuliers pour échapper à l’impôt. Elles ont aussi parfois pour but de dissimuler des activités de blanchiment d’argent (en facilitant, par exemple, l’achat de biens immobiliers onéreux à travers toute l’Europe). OpenLux a ainsi révélé comment des dizaines de citoyens non-luxembourgeois liés à la corruption, au détournement de fonds publics, au crime organisé et à la criminalité financière ont ouvert des société écrans au Grand-Duché, sans déclencher de signaux d’alarme. L’enquête mentionne par exemple un marchand d’armes au centre de l’un des plus grands scandales de corruption en France, le chef connecté au Kremlin de l’une des plus grandes organisations criminelles russes, ou encore un proche confident du président serbe.
Je veux insister également sur les conditions dans lesquelles ces informations ont pu être recoupées. Car si je soulignais le travail remarquable des journalistes, c’est parce que le registre UBO présente une faiblesse majeure : il ne permet pas de recherche sur base du nom du propriétaire, du nom d’une compagnie ou d’un numéro d’identification. Il convient donc urgemment d’en améliorer la lisibilité, l’accessibilité et la navigation, tandis que la police et les procureurs doivent pouvoir y avoir un accès électronique.
De plus, le registre reste inexact ou incomplet, de telle sorte que l’opacité demeure prégnante. Un an après la création du registre, seuls 52% des compagnies luxembourgeoises y sont répertoriées. Parmi les 48% restants, plus de la moitié n’ont pas d’obligation légale de le faire, alors que, parmi celles-ci, une large partie (26 000 sociétés) ont été identifiées comme illégales et font face à des poursuites.
Pourquoi tant de sociétés enregistrées au Luxembourg échappent-elles à l’obligation de reporting ? Parce que la législation actuelle exige une telle déclaration seulement à partir du moment où un actionnaire détient minimum 25% des parts d’une société. C’est précisément pour cette raison que les Verts européens plaident pour un abaissement du seuil à 10%, afin d’éviter que certains ne contournent l’obligation d’un reporting systématique. Nous voulons également que la liste des actifs pris en compte soit élargie pour y incorporer notamment les biens immobiliers et les biens de luxe comme les oeuvres d’art ou les bijoux.
Enfin, alors que le secteur financier représente un quart de l’économie du Luxembourg, les moyens mobilisés sont insuffisants : le registre du commerce et des sociétés ne compte que 59 employés pour faire respecter l’obligation légale de déclarer les bénéficiaires effectifs et pour effectuer un contrôle initial des déclarations, tandis que la Commission de surveillance du secteur financier ne compte que 900 salariés.
S’il convient bien sûr de faire des critiques similaires pour la Belgique et de balayer devant notre porte, la forteresse financière qu’est le Grand-Duché ne peut se passer d’une capacité suffisante en matière de surveillance financière car les autres États en sont inévitablement affectés.
Le scandale OpenLux aura en tout cas permis de faire le double constat suivant : la transparence fiscale reste encore largement défaillante au niveau européen mais surtout, elle est loin de constituer une fin en soin.
Si elle entend progresser dans la lutte contre l’évasion fiscale, l’UE devra donc non seulement continuer à taper vigoureusement sur le clou de la transparence, mais aussi s’appliquer à en enfoncer un autre : celui de l’harmonisation fiscale.