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Mon vote sur la réforme du droit d'auteur

17/04/2019
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Ainsi donc, les Verts, alliés à des libertaires, des ultra-gauchistes et des néo-libéraux, auraient décidé de se faire les complices des quasi-monopoles de l’Internet, aux dépens des créateurs et de la presse de qualité. Tel est en résumé l’assertion faite ces derniers jours en particulier par La Libre Belgique, à l’occasion du vote final de la réforme du droit d’auteur, qui doit intervenir demain au Parlement Européen.

 

Depuis la création des premiers partis écologistes, voici une quarantaine d’années, nous portons le projet d’une société plus juste, plus durable et plus démocratique. Ce projet fait de nous des adversaires résolus de l’idéologie néo-libérale, qui veut asservir la nature et les humains à la seule logique du profit à court terme de quelques-uns. Cette économie prédatrice a pour véhicule principal des entreprises multi-nationales dont le seul objectif est de renforcer en permanence, par leur taille et leur pouvoir de marché, leur capacité d’extraire une rente de la société et de la nature. Comment donc expliquer que les écologistes, dont je co-dirige le groupe parlementaire européen, soient subitement devenus des alliés de ces quasi-monopoles de l’Internet ?

 

On pourrait soutenir que nous avons toujours été des sous-marins agissant pour le grand capital mondialisé et que nous aurions choisi de tomber les masques à l’occasion du vote du dossier du droit d’auteur. Cette hypothèse est tellement ridicule qu’elle ne mérite pas qu’on s’y arrête.

 

Par contre, il nous est reproché, plus ou moins explicitement, de nous être laissé intoxiquer par notre unique eurodéputée issue du Parti Pirate (allemand), Julia Reda. Celle-ci, sans doute à la solde des lobbyistes des grandes plateformes de l’internet, aurait pour seul l’objectif d’imposer l’économie du « copier-coller » gratuit. Autrement dit, pour le coup, nous, les Verts, aurions abdiqué - ne serait-ce que sur ce dossier précis - notre capacité individuelle et collective de penser, pour nous laisser manipuler. Pour qui suit notre action au Parlement Européen - et les journalistes sont particulièrement bien placés pour le faire - ceci est-il plausible ? De quel levier puissant disposerait cette eurodéputée pour nous mener par le bout du nez ? Par ailleurs, prendre des positions qui contrarient celles d’un certain nombre d’éditeurs de presse n’est pas, pour un groupe politique, la voie la plus facile, en particulier en période électorale. J’en conclus que, vue sous l’angle de la politique politicienne, l’attitude que nous avons adoptée n’est pas le choix le plus payant.

 

Il existe une troisième hypothèse pour expliquer notre attitude sur la réforme du droit d’auteur, qui présente l’avantage d’être cohérente avec l’expérience passée de l’écologie politique. Sur chaque dossier, y compris les plus complexes, nous déterminons nos positions sur la base des mérites respectifs des principales options en présence. Il n’en est pas allé autrement sur ce dossier crucial. Et donc, contrairement aux assertions plus ou moins explicites lues et entendues ces dernières semaines, je veux affirmer trois choses.

 

Il est faux et mensonger d’affirmer que nous nous opposons à toute réforme du droit d’auteur. Comme pour tous, il est pour nous évident que la montée en puissance des grandes plates-formes de l’Internet constitue une transformation profonde de notre univers culturel, qui appelle une évolution du droit d’auteur.

 

Il est faux et mensonger d’affirmer qu’aux médias de qualité, nous préférons un écosystème basé sur le plagiat. Nous sommes au contraire parmi les mieux placés pour savoir que nos démocraties dépendent d’une presse indépendante et de qualité : nous en dépendons pour nous forger une compréhension des enjeux de notre temps mais aussi, comme responsables politiques, pour communiquer avec nos concitoyens. Le business model de la presse doit lui permettre de continuer à révéler les grands scandales fiscaux, comme le Consortium International du Journalisme d’Investigation (ICIJ) l’a fait, ou à produire des reportages approfondis comme ceux que Le Monde vient de consacrer aux désastres environnementaux produits par l’homme.

 

Il est faux et mensonger d’affirmer que nous nous opposons à la juste rémunération des créateurs. Nous savons que c’est par la culture que nous devenons vraiment humains et que nous pouvons « faire société », qu’elle est par excellence le véhicule des idées. Sans vie culturelle riche, diversifiée et créatrice, nous en serons vite réduits à être des producteurs et des consommateurs, rouages d’une machine économique insensée.

 

Il se fait que les options retenues dans les rédactions proposées en juillet dernier des articles 11 (création d’un droit voisin du droit d’auteur pour les éditeurs) et 13 (visant à rendre les plates-formes de l’Internet juridiquement responsables des contenus mis en ligne) présentent selon nous des effets collatéraux qui nous semblent très problématiques. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls à le relever : ni le monde de l’édition ni celui de la création ne sont unanimes pour soutenir le texte en l’état. Aussi, conformément à l’attitude qui a toujours été la nôtre, nous avons été force de proposition et avons déposé des amendements qui, selon nous, permettent d’atteindre les mêmes objectifs par d’autres moyens, qui évitent les effets dommageables du texte résultant de la négociation finale (trilogue) entre Parlement et Conseil. Ces propositions ont été alimentées par quantité d’études, y compris commanditées par le Parlement Européen lui-même.

 

Sur le premier aspect, la création d’un droit voisin du droit d’auteur pour les éditeurs comporte un risque d’abus, dans la mesure où toute citation (à l’exception de mots individuels - c’est bien la moindre des choses, on ne va quand même pas faire de la langue un produit couvert par le droit d’auteur - ou de « très courts extraits », non définis par le texte) devient couverte par le droit d’auteur. Cette « solution » a été expérimentée en vraie grandeur en Allemagne et en Espagne, et elle s’est avérée un échec, à la fois car elle a mené à la disparition de petits médias, dont la visibilité était assurée par les plateformes du Web, et à des revenus additionnels ridiculement faibles. Notre proposition a consisté à octroyer aux éditeurs la présomption légale leur permettant de défendre l’intégralité de leurs contenus face aux grandes plateformes. Jusqu’ici en effet, ils doivent faire la preuve vis à vis de celles-ci que tous les auteurs de contenu (textes et images) leur ont cédé leurs droits, ce rend très difficile de faire valoir leurs droits.         

Le problème fondamental de la presse traditionnelle est que cela fait très longtemps que beaucoup de titres ne sont plus rentables sur la seule base de leur lectorat : sans la publicité, ils ne sont pas ou plus viables. C’est bien la concentration massive des recettes publicitaires par les plates-formes au détriment des acteurs classiques qui est le problème, massivement plus que la reproduction illégale d’articles (laquelle est de toute manière interdite puisque les contenus sont déjà couverts par le droit d’auteur). Le texte proposé ne remédie en rien à ce problème majeur, qui doit être traité d’une part par les éditeurs eux-mêmes - certains médias traditionnels ont réussi leur mutation numérique, tandis que d’autres qui sont nés numériques, y sont rentables - mais aussi par le législateur, par les biais multiples de la politique de concurrence (abus de position dominante) mais aussi d’aide à la presse (quid d’un « pass-information » similaire au « pass-culture » régulièrement envisagé) ou de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, autres aspects de la concurrence déloyale.

 

Sur le second aspect, le texte adopté mènera irrémédiablement à la mise en place d’un filtrage généralisé et automatisé de tout contenu mis en ligne par des utilisateurs. Il est d’ailleurs significatif que la disposition, insérée par le Parlement, visant à éviter de tels filtres ait été éliminée dans le fil de la négociation. Ces filtres, en particulier pour la vidéo, sont complexes à réaliser, ce qui les met hors de portée des petites plates-formes et donc risque de mener à plus de concentration. Mais surtout, il sera impossible de distinguer entre les usages légaux (comme quand je fais réaliser un pastiche d’un extrait de film à des fins de communication politique) et illégaux (quand des copies de contenus entiers sont fournies en accès gratuit). Ici aussi, nous avons proposé une solution alternative, étendant aux plates-formes le principe de la licence obligatoire. C’est sur cette base que les radios et télévisions diffusent de la musique : elles sont légalement obligées de passer des accords de licence avec les sociétés collectives représentant les ayants-droits (comme la SABAM en Belgique), à charge pour elles de redistribuer le produit de ces contrats sur une base objective. 

 

Pour résumer, notre critique à l’égard du texte ne porte pas sur sa nécessité mais bien sur sa proportionnalité et sur son efficacité, deux principes de base que doit respecter toute législation.

 

Notre attitude - qui fut aussi la mienne - a consisté à nous mettre à l’écoute de toutes les parties prenantes comme des experts académiques sur le sujet pour ensuite rechercher un compromis acceptable par une large majorité du Parlement. Toutes nos propositions ont été ignorées, pour en arriver aujourd’hui à une attitude de certains éditorialistes et commentateurs - pas tous, je m’empresse de le dire - qui ont choisi de présenter le dossier d’une manière telle que si on n’est pas d’accord avec le texte tel qu’il résulte de la négociation, on est ipso facto adversaire d’une réforme du droit d’auteur et des objectifs qu’elle recherche. En d’autres mots, si on n’est pas à 100% d’accord avec eux, on est contre eux. Et donc alliés des quasi-monopoles de l’Internet, lesquels s’opposent au texte pour des raisons autres que les nôtres. A ce compte là, le fait que, comme nous, l’extrême-droite se soit opposée à la ratification du traité de libre-échange avec le Canada (CETA) fait de nous des alliés et complices de cette dernière. Ce n’est pas ma conception du débat démocratique, où l’amalgame et la caricature ne devraient pas avoir cours.

 

A l’instar de la régulation financière, des questions économiques et fiscales ou encore migratoires, le dossier est complexe et ne se prête pas à une approche binaire, qui découperait le monde entre le camp du bien et celui du mal. Il faut accepter l’effort de rentrer dans sa complexité pour comprendre les implications des choix à faire. Et comme chaque fois, prendre une décision politique comprend sa part d’incertitude : personne ne peut prédire avec certitude l’impact dans la réalité de mesures législatives adoptées. Ce qui doit nous guider dans nos choix est d’abord la cohérence avec un projet de société sous-tendu par une vision de l’humain et de sa place dans ce monde, une analyse approfondie des options envisagées, le tout éclairé par les leçons que nous pouvons tirer des expériences passées.

 

Je voudrais dire à toutes celles et ceux qui jusqu’ici se sont retrouvé-e-s dans mon action politique et qui ont pu être ébranlées par ce qui a été écrit et dit ces dernières semaines sur le dossier, que ni mes convictions ni la manière dont je les porte n’ont changé. J’ai abordé la réforme du droit d’auteur avec la même rigueur avec le même engagement que tous les autres dossiers dont j’ai eu à connaître comme député européen.

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