Vous n’y aurez pas coupé : le budget italien est au centre de toutes les préoccupations européennes. Et à raison car cette situation regarde en fait tou.te.s les Européen.ne.s.
Pour ceux qui prennent le train en marche, le projet de budget italien a reçu un carton rouge de la Commission européenne au motif que le gouvernement populiste combinant la Lega d'extrême droite et les "anti-systèmes" du Mouvement 5 Etoiles prévoit une série de dépenses seulement partiellement couvertes par des rentrées fiscales. Résultat : le budget ne sera pas en déficit de 0,8 % du PIB comme le prévoyait le précédent gouvernement, celui de Matteo Renzi, mais bien de 2,4% (chiffre basé sur des hypothèses de croissance plutôt optimistes). De quoi mettre en émoi toute la communauté européenne et les marchés financiers, même si avec cette dégradation des finances publiques, on reste sous la limite des 3 % du PIB prévus par les traités européens.
La Commission, par la voix des Commissaires Moscovici et Dombrovskis, tance le gouvernement de Salvini (Lega) et di Maio (M5S) et lui intime de modifier ses projets. Ceux-ci reflètent des propositions programmatiques sur lesquelles les deux partis ont fait campagne et ont été portés au pouvoir. Or, en vertu d’une directive sur la maîtrise et la stabilité des finances publiques qui accompagne le Pacte de Stabilité et d’un amendement que j’avais réussi à faire adopter par le Parlement et le Conseil : « Aucune disposition de la présente directive n’empêche un nouveau gouvernement d’un État membre d’actualiser son cadre budgétaire à moyen terme de manière à tenir compte de ses nouvelles priorités d’action. Dans ce cas, le nouveau gouvernement souligne les différences avec le précédent cadre budgétaire à moyen terme.» Autrement dit, le gouvernement italien peut s’écarter des engagements pris par ses prédécesseurs, même si les règles budgétaires européennes le contraignent, il est vrai, à poursuivre l’assainissement des finances publiques. Et ce n’est pas une récente proposition de directive visant à « renforcer la responsabilité budgétaire » que je combats actuellement au Parlement européen (vote des amendements, notamment celui de rejet simple dans le courant des prochaines semaines) qui améliorerait les choses: par cette directive, la Commission entend s’assurer que les États-membres procéderont automatiquement (cf. l’horrible Traité budgétaire européen de 2013-2014) à de nouvelles coupes dans les dépenses publiques si les pays venaient à dévier de leur objectif budgétaire...
La situation inextricable dans laquelle on se trouve aujourd’hui, est donc le fruit de la rigidité budgétaire des États-membres qui ont inscrit dans les traités des chiffres fétiches - déficit maximum de 3% du PIB, dette publique plafonnée à 60% du PIB, sans aucune base scientifique - s'y liant par des procédures trop strictes et économiquement contre-productives. C'est en ce sens que Romano Prodi, alors président de la Commission Européenne, avait qualifié il y a 15 ans déjà ces règles de « stupides ». Malgré leur révision pendant la crise de l'Euro, elles n'ont guère évolué dans le bon sens. Outre le non-sens économique de ces règles, elles rendent les États-Membres moins aptes à soutenir le redéploiement économique axé sur la nécessaire décarbonisation, pourtant créatrices d’emploi et d’activités et donc de rentrées fiscales (la Commission a-t-elle entendu parler du dernier rapport du GIEC ?). Ceci n'absout pas bien entendu les gouvernements italiens successifs qui ont laissé enfler une dette publique massive, aujourd'hui devenue le facteur principal d'incertitude sur le pays.
Si l’UE (d’abord la Commission puis le Conseil) décide d’appliquer les règles et donc d’envoyer des avertissements formels à l’Italie jusqu’à la sanctionner financièrement (ce qui lui coûterait jusque 0,2 % du PIB), elle risque bien de doper à nouveau les populistes dans un climat de précampagne électorale européenne. Avec le risque que les populistes, jusqu’ici un groupe au Parlement européen à la capacité de nuisance limitée, gagnent en nombre en mai 2019 et qu’ils grippent pour de bon la machine décisionnelle européenne. Et si l’UE n’agit pas pour éviter ce risque, alors un certain nombre d’États ne manqueront pas de faire entendre leur mécontentement, ce qui pourrait peser sur certains dossiers, comme le futur cadre budgétaire européen qui finance les fonds structurels et la PAC, dont l’Italie tire pleinement profit.
Cette énième crise se déroule sur fond de tensions sur les marchés financiers. D’abord, les banques italiennes sont réputées pour le fardeau de leurs prêts non performants qui sont un boulet à leurs activités de financement de l’économie réelle (il s’agit de créances douteuses octroyées à des acteurs économiques, douteuses parce que l’on considère faible la probabilité que ces prêts soient remboursés à terme ; autrement dit, c’est de l’argent que les banques ne reverront probablement plus). Cet épisode ne peut que les fragiliser davantage. Ensuite, les agences de notation - comme elles ont déjà commencé à le faire en abaissant la note de l’Italie ou ses perspectives - et les marchés financiers pourraient «attaquer» l’Italie. Or, si l’UE avait tant bien que mal résisté lorsque la Grèce était plongée en pleine crise de la dette souveraine, l’enjeu serait beaucoup plus important en dépit des quelques réformes pour endiguer le risque de crise financière : la dette publique italienne est avec 2.263 milliards d’euros, neuf fois plus élevée que la dette grecque qui faisait frémir d’effroi la planète entière. Même si la majeure partie (70%) de la dette est détenue par les Italiens eux-mêmes, on le sait pour l’avoir expérimenté il y a quelques années : les «marchés» ne font pas dans le détail. D’où le risque que la Grèce qui peut depuis quelques mois s’adresser à eux pour se (re)financer, mais aussi le Portugal ou l’Espagne qui, ensemble avec l’Italie, quatre concentrent 40 % (un montant cumulé de 4.000 milliards d’euros!) de la dette publique de la zone euro, n’aient à faire face à une hausse des taux d’intérêts qui soit non-soutenable. La viabilité de la zone euro reviendrait immanquablement sur le tapis, d’autant que les leaders européens n’ont pas profité du retour à une certaine accalmie pour la consolider conformément aux innombrables propositions concrètes sur la table et aux enseignements de l'Histoire: aucune union monétaire ne peut survivre sans union budgétaire et fiscale, c'est-à-dire sans mécanismes de solidarité conséquents et sans convergence des économies et conditions de vie.
Si les tensions s’enveniment et que le climat délétère perdure, la Belgique pourrait ne pas en sortir indemne. Bien entendu, sa dette publique de plus de 100 % du PIB ne plaide pas en sa faveur mais surtout, on l’a vu avec les scrutins communaux et provinciaux, le pays est profondément divisé entre une Flandre bien marquée à droite (la poussée de Groen ne doit pas faire oublier l’effondrement du SP.a) et une Wallonie ancrée à gauche (les affaires du PS ne lui ont pas tant porté préjudice, Ecolo est le grand vainqueur et dans une moindre mesure, le PTB, le MR paie sa politique fédérale). Dès lors, on voit mal comment la formation du prochain gouvernement fédéral pourrait se dérouler rapidement. Or, une absence de gouvernement de plein exercice durant une période prolongée (battrons-nous le retour de 531 jours sans gouvernement ?) serait dans ce climat de secousses financières de nature à attirer l’attention des marchés sur notre pays et mettre de l’huile sur le feu des tensions communautaires qu’on peut - malheureusement - déjà anticiper.