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Victoire sur la directive droits d’auteur, théâtre d’intenses conflits, avec la liberté d’expression et d’information comme enjeu

06/07/2018
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Le Parlement européen fut hier le théâtre d’un intense débat dont le grand public n’a probablement pas conscience mais qui a énormément mobilisé dans les milieux concernés : culture, presse ou bien encore les plateformes électroniques... Nous avons reçu plus de 7.000 mails! Lors des derniers jours, c’est peu dire que le bureau fut inondé d’appels téléphoniques des quatre coins de l’Europe. De mémoire d’Eurodéputé, je n’avais jamais vu cela.

Après 21 mois de longs débats, les eurodéputés ont pris position ce midi sur une proposition de directive sur le droit d’auteur dans le marché numérique (à distinguer des publications papiers traditionnelles donc). Pour notre plus grand bonheur, une majorité s’est dégagée pour recaler le texte et voter l’amendement que les Verts proposaient pour demander aux eurodéputés de la Commission des Affaires juridiques de soumettre un meilleur texte. Comme ce fut le cas avec le paquet « mobilité » dont je vous parlais hier, l’ouverture des négociations entre le Parlement, le Conseil des ministres et la Commission devra attendre.

Mais de quoi s’agit-il donc ?

Cette directive fait partie d’un arsenal juridique qui n’interroge rien moins que notre rapport à la liberté d’expression, aux droits fondamentaux ainsi qu’à la circulation des œuvres, données et informations.

Le texte proposé par la Commission devait trouver un juste équilibre entre la rémunération des créateurs de contenus et la diffusion de ces contenus.

Or, de notre point de vue, nous sommes loin du compte et d’autant plus loin que les eurodéputés qui font partie de la Commission des affaires juridiques ont durci les dispositifs prévus. Sans rentrer dans les détails (très techniques), je me bornerai aux deux articles qui ont le plus clivés les intéressés et les législateurs.

Le premier #article11 prévoit que lorsque vous voudrez partager sur les réseaux sociaux un article que vous trouvez intéressant, le titre et l’extrait qui caractérisent l’article (généralement la première phrase) ne pourront plus s’afficher à moins que Facebook et les multiples plateformes électroniques similaires souscrivent une licence auprès de l’éditeur de l’article en question. (Notez bien que l’on parle ici de l’éditeur de l’article et non de son auteur.) Nous considérons que c’est une atteinte à la liberté d’expression et que cela réduira l’accès à l’information en ligne. En effet, combien de fois avez-vous appuyé un propos sur Twitter ou Facebook en renvoyant à un article que vous partagiez ? Par ailleurs, nous redoutons l’effet collatéral qui sera une propagation des fake news : en effet, leurs propagateurs ne disséminent pas ces informations pour faire de l’argent mais pour polluer le débat public, manipuler l’opinion, attiser les tensions. Dès lors, ils auront beau jeu de surfer sur cette disposition en ne réclamant pas de licence pour se rendre plus visible que les informations authentiques, professionnelles et recoupées.

Aussi, n’oublions pas que les plateformes chercheront logiquement à limiter les coûts liées à la prise de licences. Dès lors, il n’est pas exclu qu’elle se focalise sur les plus grands éditeurs de titres de presse par exemple, délaissant les autres qui, offrent des analyse plus spécialisées, « de niche ». Et que dire des États membres les moins peuplés ? Est-ce que les plateformes considéreront que cela vaut la peine de payer une licence pour permettre aux Maltais, Estoniens, Lettons ou Slovènes - qui sont moins de deux millions d’individus - d’avoir accès à du contenu dans leur langue ?

Les Verts et d’autres se sont opposés sur ce que l’on qualifie de « taxe sur les liens » et ont demandé que cette idée soit abandonnée. Les grands médias craignent d’être déforcés face aux nouveaux éditeurs qui sont par définition moins établis et plus souples si notre position l’emporte. Mais, un effet pervers du maintien des licences pourrait être de rendre les médias plus dépendants aux revenus qu’ils tirent de Facebook, Youtube, etc. au risque de renforcer le pouvoir de ces plateformes et de créer une autocensure des journalistes à l’égard de cette main qui les nourrit. Or, l’audition de Mark Zuckerberg au Parlement européen a bien révélé les difficultés qu’il y a à essayer de discipliner de telles plateformes.

L’autre dispositif #article13 que nous contestons concerne la mise en place d’un système de filtrage pour toute mise en ligne de contenu. Aujourd’hui, une plateforme qui reçoit un signalement est obligée de supprimer les œuvres qui portent atteintes aux droits d’auteur et qui sont téléchargées par les utilisateurs. Le rapporteur pour le Parlement européen, le conservateur allemand Axel Voss, soutient l’évolution proposée par la Commission. Cela consisterait pour les plateformes à rejeter systématiquement les contenus qui sont potentiellement en infraction avant qu’ils soient mis en ligne ! De plus, les plateformes seraient directement rendues responsables des infractions au droit d’auteur. Dès lors, pour se prémunir, les plateformes établiront des filtres de téléchargement pour s’assurer au préalable qu’elles ont bien des licences pour les travaux protégés par le droit d’auteur.

Plusieurs problèmes se posent ici. Tout d’abord, les petites plateformes seront incapables de gérer ce genre de dispositifs ; d’où le risque qu’elles disparaissent et que l’on assiste à une concentration des plateformes. Or, la réduction du nombre d’acteurs n’est pas un bon signe pour la vitalité du débat démocratique. Les plateformes qui proposent des contenus libres de droits seraient également tenues de prendre des licences, ce qui est un non-sens. Les technologies de filtrage actuellement disponibles ne permettent pas de faire la distinction entre les contenus effectivement protégés par des droits d’auteur et les utilisations autorisées en vertu des exceptions et limitations existantes comme c’est le cas pour les parodies, les détournements du type « meme » (une partie d’une image - un personnage, un visage - est réemployée en la sortant de ce contexte à des fins humoristiques). Par conséquent, les plateformes qui ne voudront pas prendre de risque bloqueront d’emblée tous ces contenus, ce qui limitera la liberté d’expression. La mise en ligne par les créateurs indépendants de contenus se complexifiera, ce qui nuira à leur visibilité et par conséquent fragilisera leurs moyens de subsistance.

L'inventeur du World Wide Web, Tim Berners-Lee, n’y va pas par quatre chemins en qualifiant les filtres de téléchargement d’« étape sans précédent vers la transformation d'Internet d'une plateforme ouverte de partage et d'innovation en un outil de surveillance et de contrôle automatisé de ses utilisateurs ». Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté d'opinion et d'expression, David Kaye, s'est aussi dit préoccupé par le fait que la proposition de Voss « soumet les utilisateurs à des restrictions à la liberté d'expression » avec une « censure préalable » incompatible avec le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Afin de tordre le cou à certaines rumeurs ou des affirmations selon laquelle notre vision s’apparenterait à « un dérivé de l’idéologie communiste de l’appropriation collective des moyens de production » (François Le Hodey, La Libre Belgique, 3 juillet), je tiens à clarifier que les Verts sont bien entendu favorables à une juste rémunération des auteurs et créateurs. Nous avions d’ailleurs introduit des amendements explicitant les mécanismes à mettre en place. Ces amendements reprenaient d’ailleurs une proposition de compromis avancée par l’Estonie lorsqu’elle présidait l’UE l’année dernière et par un précédent rapporteur du Parlement européen, également conservateur. Le financement d’une presse libre et indépendante est un réel problème mais il doit être réglé à un autre niveau (notamment par une taxation appropriée), ainsi que le reconnaissent un certain nombre d’organes de presse et de journalistes. Nous avons également introduit d’autres amendements lesquels avaient été adoptés par les deux autres commissions parlementaires impliquées dans le dossier (celle du Marché intérieur et celle des Libertés civiles, de la Justice et des Affaires intérieures) mais nous fûmes battus par les eurodéputés plus dogmatiques de la commission des Affaires juridiques qui détiennent le dernier mot sur le texte présenté au vote des 751 eurodéputés.

Vous voyez donc que les motifs de mécontentement étaient nombreux. Nous nous réjouissons d’autant plus du vote de rejet et avec Julia Reda, l’eurodéputée qui mène le combat pour les Greens/EFA in the European Parliament, nous n’épargneront pas nos efforts pour faire entendre raison aux eurodéputés récalcitrants. Je ne manquerai évidemment pas de vous informer de l’évolution de la situation au cours des prochains mois.

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