Directive sur le secret des affaires: l'urgence d'une protection pour les lanceurs d'alerte se confirme
Bruxelles, le 27 mai 2016
La très controversée directive sur le secret des affaires a finalement été adoptée aujourd'hui par le Conseil. Cette décision est intervenue après plusieurs reports en raison d'un désaccord politico-linguistique tout à fait ubuesque et particulièrement éclairant sur le degré d'incertitude juridique qui pèse désormais sur les lanceurs d'alerte.
La polémique porte sur la traduction en français du terme "wrongdoing". En effet, la directive prévoit des dérogations à l'application du secret des affaires, notamment dans le cas où les informations divulguées l'ont été dans le but de protéger l'intérêt public. Le point crucial consiste donc à définir dans quelles circonstances cette dérogation s'applique. Et c'est là que l'intrigue se noue: alors que le texte soumis au vote des députés en séance plénière le 14 avril dernier traduisait "wrongdoing" par "comportement inapproprié", la version française du texte a été mystérieusement modifiée sur le site du Parlement dans les minutes entourant le vote; on pouvait à présent lire "faute professionnelle". Nul besoin d'être un fin juriste pour réaliser que "faute professionnelle" est une notion beaucoup plus restrictive. Alors qu'un terme volontairement flou comme "comportement inapproprié" permettait d'assurer une marge d'appréciation au juge, le terme "faute professionnelle" est juridiquement beaucoup plus circonscrit. Si des modifications techniques (coquille, oubli) peuvent bien entendu être introduites dans les textes après le vote du Parlement, il n'est en aucun cas permis de modifier le sens et les implications légales du texte a posteriori. Les députés européens ont dès lors réclamé que l’on revienne à la formulation initiale, ce qui a été fait. Aujourd’hui encore, c’est bien la version comprenant le terme « comportement inapproprié » qui figure sur le site du Parlement.
Mais alors que la procédure d'accord en première lecture prévoit que le texte soit adopté dans les mêmes termes par le Parlement et Conseil, ce dernier a refusé d'adopter la version du Parlement car il avait entretemps reçu la version beaucoup plus restrictive. Se sont donc déroulées, pendant près d’un mois, des négociations entre services linguistiques du Parlement et du Conseil afin de trouver un terme commun et ce, après la fin des négociations et après le vote du Parlement européen ! Ces négociations ont abouti sur le choix du terme « acte répréhensible » qui sera par conséquent introduit dans les versions du Parlement et du Conseil afin que les deux versions soient identiques. Or, à nouveau les termes sont loin d'être équivalents. Par exemple, un "acte" implique une action concrète, alors que l'absence d'action peut justement être considérée comme un "comportement".
Article 5: Dérogations
Les États membres veillent à ce qu'une demande ayant pour objet l'application des mesures, procédures et réparations prévues par la présente directive soit rejetée lorsque l'obtention, l'utilisation ou la divulgation alléguée du secret d'affaires a eu lieu dans l'une ou l’autre des circonstances suivantes:
(...)
b) pour révéler une faute, un comportement inapproprié (version adoptée par le Parlement)/une faute professionnelle (version reçue par le Conseil)/un acte répréhensible (version finale) ou une activité illégale, à condition que le défendeur ait agi dans le but de protéger l'intérêt public général ;
(…)
en anglais :
b) for revealing misconduct, wrongdoing or illegal activity, provided that the respondent acted for the purpose of protecting the general public interest;
Un élément qui a son importance: ce sont les pays francophones au Conseil qui ont décidé que la traduction de "wrongdoing" par "comportement inapproprié" ne leur convenait pas. On est en droit de se demander pourquoi ces pays, y compris le Luxembourg où se déroule le procès d'Antoine Deltour, ont tant insisté pour modifier le texte si cela ne change rien pour les cas comme celui de Deltour...
Comme les écologistes l’ont répété depuis des mois, la directive secrets des affaires constitue en soi, et quelles que soient les exceptions, une protection excessive pour les secrets d’affaires. Du fait qu’elle permette de garder à peu près n’importe quelle information confidentielle et qu’elle s’applique à tout individu, et pas seulement aux concurrents, elle constitue un pas vers une opacité majeure et un obstacle supplémentaire pour les lanceurs d’alerte et le droit à l’information.
Néanmoins cet épisode de traduction contient des enseignements importants. Si, à un stade si avancé du processus, les juristes linguistes étaient toujours en train de s’écharper sur le sens d’un terme aussi majeur du texte, une chose est claire : ce n’est pas clair!
Et c’est justement parce que les dispositions permettant de ne pas être poursuivi en cas de révélations d’informations d’intérêt général demeurent floues, incertaines, mal rédigées et trop restrictives qu’une directive pour protéger les lanceurs d’alerte est nécessaire.
La proposition de directive des Verts instaurant une protection européenne pour les lanceurs d'alerte est disponible ici: WB_directive_draft_for_consultation_28April2016
À lire également sur ce sujet: http://www.philippelamberts.eu/protection-des-lanceurs-dalerte-les-verts-proposent-une-directive-europeenne/