On se souviendra du coup de gueule de Dany Cohn-Bendit en plénière, qui traita la Commission Européenne de "talibans néo-libéraux", ainsi que de ma polémique publique avec la Direction Générale Economique et Financière (DG EcFin) de cette même Commission. Excès de langage? Dérive démagogique et populiste des Verts? On pourrait le croire, mais que dire lorsque c'est la DG EcFin elle-même qui met bas les masques. Dans un rapport récent sur le sujet sensible des réformes des marchés du travail dans l'Union Européenne, elle n'hésite pas à publier son hit-parade des réformes "favorables à l'emploi" et "défavorables à l'emploi".
En bref, et sans précautions de langage, tout ce qui affaiblit le pouvoir et le périmètre de négociation collective des travailleurs, ce qui retarde les contrats à durée indéterminée et facilite les licenciements, ce qui réduit les droits aux allocations de chômage et bien sûr ce qui réduit les salaires etc... est présenté comme favorable à l'emploi et donc positif. Peu importe que ces réformes entraînent la précarisation : en Allemagne, la mise en oeuvre de ces "thérapies de choc" s'est accompagnée par une hausse de 2% du taux de la population en risque de pauvreté ou d'exclusion sociale. On est loin du travail décent!
On dit souvent - à raison - que les traités européens disent tout et son contraire. Le meilleur exemple est l'article 3(3) du traité de l'Union Européenne, qui dispose que "L'Union établit un marché intérieur. Elle oeuvre pour le développement durable de l'Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d'amélioration de la qualité de l'environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique. Elle combat l'exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l'égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l'enfant."
On ne peut que constater que, gardienne des Traités, la Commission choisit de privilégier une économie sociale de marché hautement compétitive au dépens d'un niveau élevé de protection et d'amélioration de la qualité de l'environnement, elle préfère le plein emploi au progrès social. Ce faisant, elle choisit son camp, qui n'est pas celui du plus faible. Ce choix est politique, pas technique. Il n'est pas le nôtre.
Le bon, LABREF et le truand
Durant les toutes dernières minutes des négociations du Traité de Lisbonne, un article appelé plus familièrement "clause sociale horizontale" avait été introduit de manière à garantir que dans la définition et la mise en oeuvre des politiques européennes, il deviendrait désormais impératif de veiller à ce qu'elles concourent à un niveau élevé de santé, de formation, d'emploi. Cette disposition étant ancrée dans la "Constitution" européenne, elle offrait donc un rempart contre les dérives néolibérales auxquelles on avait assisté depuis l'Acte Unique Européen (1986).
Le répit - pour autant qu'il en fut un - fut de courte durée comme le nouvel encadrement des politiques économiques et sociales auxquels l'UE s'est attelée depuis 3 ans pour ramener les pays en difficultés financières ou qui présentent des risques macroéconomiques (des bulles immobilières au dérapage salarial) le démontre avec force.
La Commission européenne qui est censée être la gardienne des Traité ignore explicitement cet article et ne respecte donc pas le mandat qui lui a été donné par les chefs d'Etat et de gouvernement.
En l'occurrence, avec un groupe de haut fonctionnaires travaillant pour le compte des Ministres de l'Economie, sa direction générale Economie et Affaires financières a mis au point une méthodologie appelée LABREF pour évaluer les réformes structurelles touchant au marché du travail dans les Etats membres, les développements d'une année à l'autre et les comparer entre eux. Et bien que ni la DG Emploi, ni le comité de l'emploi ne soient aucunement impliqué dans l'exercice, c'est sur cette base essentiellement que seront formulées des propositions de recommandations aux gouvernements.
La base de donnée est organisée autour de 52 domaines groupés en 9 grandes catégories : taxation du travail, allocations de chômage, autres revenus de remplacement, politiques actives du marché du travail, projection des emplois, systèmes de pension, fixation des salaires, temps de travail, immigration & mobilité.
Une publication récente publiée par la Commission elle-même explique comment elle procède pour évaluer les réformes (Labour Market Development, 2012, p.104 et suivantes). Elle les répartit en deux catégories : "employment friendly" et les autres, les « mauvaises ». Les réformes qui sont vues d'un bon œil et encouragées sont ainsi celles qui visent notamment à
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réduire le pouvoir de négociation des syndicats, à l'image des décisions du gouvernement di Rupo en matière de salaires s'imposent aux partenaires sociaux ;
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réduire la champ de la négociation collective et promouvoir la décentralisation de la négociation et les dérogations aux accords de niveau supérieur ;, comme les recommandations de l'UE à la Belgique en juin 2012 ;
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réduire la générosité des allocations de chômage / durcir les conditions d'éligibilité, telle que cela est appliqué avec la dégressivité des allocations de chômage ;
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relâcher les conditions à respecter par les employeurs pour licencier, raccourcir la période de notification et diminuer la période de paiement des indemnités de licenciement, allonger la période d'essai ;
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Augmenter la durée maximale pour la détention d'un emploi sous contrat temporaire ou CDD ;
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réduire le montant des pensions ou en alourdir la taxation ;
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baisser le salaire minimum comme cela a été ordonné en Grèce (à hauteur de 22 %!) parmi les innombrables conditions posées en échange de l'aide européenne ;
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supprimer les primes et autres rémunérations hors salaire, ce qui a contribué à la modération salariale allemande ;
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abaisser le taux de salaire sur les heures supplémentaires, le fameux « travailler plus pour gagner plus » de Nicolas Sarkozy ;
La manière dont les technocrates de la Commission (et, dans un second temps, du Conseil) considèrent que les réformes appartiennent à l'une ou l'autre catégorie révèle que non seulement, la Commission n'est donc pas idéologiquement neutre comme elle le prétend, mais en plus que les évaluations portées peuvent aller à l'encontre de ce que prescrivent des législations européennes. Ainsi, des directives encadrent le temps de travail[1], les licenciements collectifs[2] ou les emplois temporaires[3] en arrêtant des balises censées éviter que les employeurs abusent de leur rapport de force pour imposer à leur personnel des conditions de travail que l'on ne pourrait qualifier de “décentes”. De la sorte, en sapant l'assise de l'acquis social, la Commission elle-même suscite ce mouvement centrifuge à l'égard de la construction européenne dont beaucoup de citoyen(ne)s, et pas seulement dans les pays en difficultés financières, ne perçoivent plus le projet et contre lequel les Pères fondateurs qui voulaient établir une “Union sans cesse plus étroite entre les peuples” se sont élevés.
Les trois graphiques suivant présentent l'évolution des réformes au cours de la décennie précédente. Les bâtonnets qui s'élèvent indiquent le nombre de réformes que la Commission voient d'un bon œil ; ceux qui, à la manière de stalactictes descendent réfèrent aux mesures jugées défavorablement. L'image globale est donc celles d'une Europe où la protection des emplois (à l'exception des pays anglo-saxons déjà largement dérégulés et des pays d'Europe centrale et orientale) tend à se réduire au grand dam des travailleurs, les régimes d' allocations de chômage sont de moins en moins favorables, que l'accès aux préretraites s'est durci et que le temps de travail s'est flexibilisé et les mesures actives de politique de l'emploi généralisées.
Pourtant, en 2007, une étude réalisée pour le compte de la Commission mettait en garde contre les réformes structurelles sur le marché du travail (flexibilisation) qui mettaient les travailleurs en concurrence les uns avec les autres et leur faisaient craindre un déclassement social, tout en donnant lieu à un sentiment de profonde injustice, en particulier lorsqu'ils s'étaient «émotionnellement » investis dans leur entreprise car ces réformes favorisaient, in fine, l'extrême droite et le repli sur soi. (SIREN, Socio-economic change, individual reactions and the appeal of the extreme right, 2006) Le résultat des scrutins en Grèce avec l'arrivée au parlement d'un parti ouvertement néo-nazi, en France (avec le score malheureusement remarquable de Marine Le Pen et le virage à droite de l'UMP) et les chiffres toujours plus élevés de l'abstention aux élections européennes confirment les interrelations mises en évidence par l'étude et indiquent à quel point la Commission, en tant que force de propositions, joue un jeu dangereux, la carte de la désintégration européenne.