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« Taxation des surprofits: ne pas manquer la cible » (Carte blanche)

27/09/2022
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Les crises constituent de puissants moteurs de changement. En révélant par un effet grossissant les failles du système, elles forcent les décideurs politiques à abandonner leurs certitudes et à faire sauter les verrous institutionnels.

La crise énergétique actuelle le démontre à nouveau : face à une colère sociale grandissante, la Commission européenne s’est résolue à passer à l’offensive le 14 septembre dernier. Elle propose notamment de taxer les bénéfices excédentaires des entreprises du secteur des combustibles fossiles (pétrole, gaz, charbon et raffinage) résidant fiscalement dans l'UE.

Les actionnaires avant le climat

Mettre à contribution des sociétés qui profitent de rentes indignes, voilà une mesure à laquelle l'exécutif européen ne nous avait pas encore habitués. Il est vrai que les géants de l’énergie se portent à merveille ces derniers mois : le français TotalEnergies et le britannique Shell ont, par exemple, vu leurs bénéfices nets respectivement doublé et quintuplé au deuxième trimestre, à 5,7 milliards de dollars et 18 milliards de dollars.

Ces gains records sont indécents à plus d’un titre. Non seulement ils sont engrangés dans un contexte où les ménages européens sont accablés par la hausse des factures d’énergie. Mais en plus, ils profitent quasi exclusivement aux actionnaires de ces multinationales. Seule une maigre part de ces bénéfices est en effet destinée au développement des énergies renouvelables. Les dividendes avant le climat, voilà un ordre de priorité qui tranche avec la révolution verte à laquelle les majors pétrolières et gazières prétendent se rallier.

Tournant historique

Dans ce contexte, la proposition de la Commission ne peut qu’être saluée: concrètement, elle vise à taxer à 33% les superprofits engrangés par les géants de l’énergie à partir du 1er janvier 2022. Les recettes qui en découleraient (autour de 25 milliards d'euros) seraient utilisées pour financer des mesures de soutien aux ménages et aux entreprises les plus durement touchés par la hausse des prix. Une partie irait également aux investissements dans les énergies renouvelables et des mesures de rénovation énergétique.

Cette proposition législative revêt un caractère historique. Tout d’abord, la taxation des surprofits n’avait encore jamais été envisagée auparavant au niveau européen. En outre, c’est la première fois qu’une mesure fiscale ne sera pas soumise au vote à l'unanimité des États membres, mais plutôt à la majorité qualifiée. Résultat : les États qui aujourd'hui bloquent la coopération européenne - la Pologne et la Hongrie en particulier - ne pourront pas faire usage de leur veto pour bloquer une avancée qui semble aujourd’hui inéluctable.

Défaut de conception

La taxe proposée par la Commission comporte néanmoins une faiblesse de taille : son champ d’application semble très limité. Les bénéfices excédentaires générés par les activités de trading ainsi que par la distribution et la vente de produits pétroliers finis (tels que l’essence) en sont étrangement exclus. En outre, la taxe s’applique uniquement aux filiales européennes des entreprises de combustibles fossiles. Or, une part non négligeable des (sur)profits de ces groupes énergétiques est en réalité enregistrée dans des entités localisées en dehors de l’UE. Deux raisons principales expliquent cette situation.
La première est le recours à l’optimisation fiscale : par exemple, la plupart des bénéfices réalisés en Europe par les géants pétroliers Shell et ENI sont enregistrés... en Suisse (dans le cas d'ENI également en Irlande).

La seconde explication est que l’essentiel des surprofits des compagnies pétrolières et gazières provient de leurs activités d’extraction, situées principalement en dehors de l’UE. Cela limite donc la portée de la taxe proposée, même si celle-ci portera sur certains gains exceptionnels réalisés dans les États membres qui disposent de grandes raffineries (comme la Belgique).

Élargir la cible

En l’état, la mesure fiscale imaginée par la Commission risque donc de ne viser finalement que la pointe de l’iceberg des surprofits. Un moyen d’y remédier serait de calculer les bénéfices excédentaires sur la base des bénéfices globaux consolidés de chaque groupe énergétique. En outre, il faudrait s’assurer que les surprofits issus d'activités de distribution et de vente au détail soient bien couverts par la future taxe. C'est cette position que nous appelons le gouvernement belge à défendre au sein du Conseil.

Quelle que soit l’issue de ce processus législatif, une brèche a été ouverte. Désormais, il n’est plus tabou de s’attaquer au capitalisme rentier. Après l’énergie, d’autres secteurs, qui ont eux aussi tiré des profits anormaux de la pandémie ou de la guerre pourraient être visés. Une mauvaise nouvelle pour les géants bancaires?

Carte blanche cosignée avec Olivier De Schutter. Lien vers l'article

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